Aujourd’hui je voudrais parler d’une question sur laquelle les avis sont partagés :
- Est-ce qu’il est important de faire apprendre des choses “par cœur” à nos élèves ?
- Est-ce qu’un apprentissage “par cœur” est souhaitable, à un moment ou un autre ?
C’est une question délicate, où chacun a sa propre réponse. La mienne a évolué au fil des années, et évolue encore. Au moment où j’enregistre cet épisode, ma réponse est oui, pour certaines parties spécifiques du programme, mais pas pour tout.
Cette réponse m’est venue après plusieurs années d’enseignement, où j’étais d’abord totalement contre le par cœur de façon générale. Pour moi, il fallait comprendre la matière, et comprendre, c’était l’opposé de “apprendre par cœur”. Enfin, ça, c’est ce que je croyais il y a quelques années.
Car en tant que prof de sciences, j’ai dû me rendre à l’évidence ; sans apprendre certaines choses par cœur, il est impossible pour un élève de pouvoir progresser réellement. Il faut maîtriser sur le bout des doigts certaines briques de base, afin de pouvoir construire un savoir plus élaboré.
Par exemple, en chimie, la nomenclature ou les valences doivent absolument être maîtrisées en tout temps, et donc apprises par cœur sur le long terme.
Les tables de multiplication sont un autre bon exemple d’apprentissage par cœur indispensable. Certaines formules devraient également être apprises par cœur, ainsi que les symboles et les unités des différentes grandeurs utilisées. Sans tous ces automatismes, s’attaquer à un problème complexe devient mission impossible.
Et en dehors des sciences, on peut penser aux temps primitifs (TP) à apprendre en langues, par exemple, et sans lesquels il est impossible de s’exprimer correctement.
Mais d’où me venait cet a priori négatif face au par cœur ?
Remontons un peu dans l’histoire de l’enseignement pour mieux comprendre.
L’apprentissage “par cœur” était utilisé allègrement dans l’enseignement il y a des dizaines d’années. Cependant, il a été petit à petit abandonné dans les années 60-70, au profit de plus de réflexion, de découverte et de compréhension.
Depuis, la recherche sur la mémoire a fait revenir au goût du jour le sujet du “par cœur”, car on s’est rendu compte qu’il pouvait toujours avoir une certaine utilité. C’est donc la science qui l’a remis au goût du jour, et c’est probablement pour ça que j’ai été convaincue !
Je t’explique.
La raison pour laquelle il faut absolument passer par du par cœur est simple, et pour la comprendre, il faut se souvenir du fonctionnement de la mémoire. Si tu ne sais pas du tout de quoi je parle quand je dis “mémoire de travail” ou “mémoire à long terme”, je t’invite à d’abord aller écouter l’épisode 38 où je t’explique comment la mémoire nous aide à apprendre.
Mais en résumé, la mémoire de travail, c’est notre mémoire à court terme. Et elle a une capacité limitée - très limitée même. Il faut donc absolument automatiser certaines tâches afin de libérer de l’espace en mémoire de travail, ce qui permet de continuer à apprendre de nouvelles choses de plus en plus complexes, mais qui nécessitent d’utiliser des bases, telles que la nomenclature ou les tables de multiplication.
Dans l’épisode d’aujourd’hui, je vais tenter de te faire comprendre comment tout cela fonctionne, pour que tu en ressortes avec la conviction que le “par cœur” est indispensable à l’apprentissage de tes élèves.
Petite expérience
Faisons un petit exercice : j’aimerais que tu fasses l’effort de retenir cette série de lettres : KLPXAT
C’est bon ? Tu sais la réciter ?
Pour la retenir, tu as probablement focalisé ton attention sur ces 6 lettres, tu les as répétées plusieurs fois mentalement, voire oralement, en boucle. Tu utilises là une propriété de ta mémoire à court terme, ou mémoire de travail, appelée boucle phonologique.
Après un certain nombre de répétitions, c’est bon, tu n’as plus besoin de te la répéter, tu connais la séquence de lettres. Tu peux la répéter si on te la demande, là, tout de suite.
Si quelqu’un ou quelque chose vient te déranger à ce moment-là, ou si tu n’étais pas concentré sur la tâche à accomplir, alors il est probable que tu aies déjà oublié la séquence de lettres. L’information devient irrécupérable ; ta mémoire de travail l’a déjà évacuée.
Et c’est normal, car la mémoire de travail reçoit une quantité incroyable d’informations chaque seconde, et elle doit donc faire un choix : est-ce que je retiens cette information ou non ? Ce choix, tu peux l’influencer en focalisant ton attention sur quelque chose ou en te répétant quelque chose.
Si tu veux te souvenir de cette séquence dans une heure, il te faudra faire un peu plus d’efforts : tu devras refaire quelques répétitions, maintenant, dans 2 minutes, dans 10 minutes, etc. pour retenir l’information sur du plus long terme.
D’ailleurs, est-ce que tu sais encore répéter la séquence de lettres, là, maintenant ?
Pour prendre un exemple un peu plus concret, est-ce que tu sais me donner la formule moléculaire du phosphate de calcium ?
Si tu es chimiste, c’est probablement sorti tout seul : le phosphate de calcium, c’est Ca3(PO4)2 (je m'excuse pour tous ceux à qui ça pique aux yeux de ne pas voir d'indices écrits correctements, mais mon hébergeur ne me le permet pas... et ça me pique aux yeux aussi).
Mais si tu n’es pas chimiste, que tu n’enseignes pas la chimie, alors il y a peu de chance que tu y sois arrivé. Et ce n’est pas grave, puisque ce n’est pas utile dans ta vie quotidienne de savoir donner la formule moléculaire du phosphate de calcium. Si tu en as vraiment besoin un jour, une petite recherche sur le net te la fournira tout de suite.
Détaillons rapidement tout ce qu’il faut avoir automatisé pour y arriver :
Si tu es une élève qui fait des études dans une filière scientifique, et que tu te retrouves face à un problème à résoudre qui commence par te demander d’écrire la réaction entre du phosphate de calcium et du chlorure de potassium, afin de pouvoir ensuite résoudre un problème stœchiométrique, si tu passes tout d’abord 10 minutes à écrire les formules moléculaires de chacun des réactifs, tu risques d’avoir un souci pour arriver au bout du problème dans les temps. D’autant plus si tu fais des erreurs, car tu ne maîtrises pas assez bien la matière…
Arriver à automatiser le langage de base de la chimie, donc la nomenclature et le fait de construire une formule moléculaire correcte, grâce aux valences des éléments et des groupements, cela permet au final de libérer de la place dans la mémoire de travail, afin que cette mémoire de travail puisse être utilisée sur le problème en question, et pas sur de la matière vue précédemment et qui devrait être acquise.
Alors bien sûr, on peut tout à fait se dire qu’il suffit de donner directement la formule moléculaire dans l’énoncé du problème, et pas besoin d’apprendre tout ça par cœur ! C’est une tendance qui me semble encouragée dans certains types d’évaluation, où on évalue des tout petits blocs de matière, et une fois que l’élève a réussi une fois à démontrer qu’il sait ou qu’il sait faire, que ça signifie qu’on maîtrise cette matière sur du long terme. Je voudrais que mes élèves, en tout cas ceux qui choisissent une option scientifique, puissent réellement mobiliser les différents savoirs et
compétences que je leur enseigne, et pour arriver à cet objectif, ils devraient pouvoir les mobiliser plusieurs fois, à des intervalles de temps espacés. Dans mes évaluations, je vais donc éviter d’indiquer directement la formule moléculaire si je veux qu’ils apprennent à les écrire à partir du nom du composé sur du long terme.
Apprendre par cœur, dans ce contexte, veut donc dire envoyer des informations dans sa mémoire explicite à long terme.
Plus tu possèdes de connaissances sur un sujet, c’est-à-dire plus il y a de savoirs dans ta mémoire à long terme, plus ces savoirs vont pouvoir venir te faciliter la tâche lors de problèmes complexes. Le fait que tous ces savoirs soient présents dans ta mémoire à long terme permet de ne pas devoir les ranger dans une des cases de ta mémoire de travail.
Les automatismes ainsi créés libèrent donc de la capacité de traitement en mémoire de travail. Que ce soit pour une réflexion mentale ou lors d’une réflexion à l’écrit, le fait de devoir réaliser moins d’étapes intermédiaires, donc par exemple de noter moins d’étapes lors de la résolution d’un problème, permet de diminuer le risque d’erreur et d’augmenter la vitesse de résolution.
Nous le voyons facilement lorsque nous résolvons un exercice au tableau : nous avons besoin d’écrire beaucoup moins d’étapes de résolutions que ce qui est nécessaire à nos élèves, car nous avons acquis un plus grand nombre d’automatismes qu’eux. Nous devons faire l’effort de décortiquer chacun de nos automatismes, chacune des étapes de résolution, afin qu’un élève novice soit capable de suivre notre résolution. Chacune de ces étapes que nous n’écrivons plus pour nous doit, à terme, devenir un automatisme pour l’élève également.
Il faut cependant faire attention à ne pas inciter nos élèves à tout apprendre par cœur, sans comprendre le fond de ce qu’ils apprennent.
Qui n’a pas déjà corrigé une copie d’élève où l’on voit qu’il y a eu du travail, car l’élève a appris par cœur des définitions ou des procédures, mais sans vraiment parvenir à atteindre une compréhension en profondeur de la matière vue ? Il faut donc être prudent en invitant nos élèves à apprendre des choses par cœur, et bien faire la distinction entre le par cœur pertinent, et le par cœur inutile.
C’est une stratégie qui est souvent adoptée par les élèves en difficulté, et qui peut fonctionner pour eux au début, mais qui ne va pas pouvoir les aider lorsque la matière va se complexifier. Et c’est souvent face à ce genre de constat que les enseignants critiquent l’apprentissage par cœur. Mais il faudrait cesser d’opposer le par cœur, la mémorisation brute, avec la compréhension. Ce sont deux méthodes qu’il faudrait combiner, en sachant distinguer ce qu’il faut automatiser, et donc apprendre par cœur, de ce qu’il faut comprendre et pouvoir transposer.
Il y a une tendance à valoriser la compréhension par rapport à la mémorisation par cœur dans une perspective constructiviste. Mais la compréhension dépend directement de la mémorisation, si l’on en croit les sciences cognitives. Les processus de mémorisation et de compréhension sont donc entremêlés et dépendent l’un de l’autre. Ils sont indissociables pour établir un apprentissage durable.
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