Monstre ou génie ? Une histoire de chimiste

Le prix Nobel de 1918 pour la chimie est probablement le prix Nobel le plus important jamais donné. Il a été donné au scientifique allemand Fritz Haber, pour avoir résolu un des plus grands problèmes auxquels l’humanité ai jamais été confrontée.


Son invention est directement responsable de la vie de 4 milliards de gens aujourd’hui, et pourtant, lorsqu’il a reçu son prix Nobel, une grande partie de la communauté scientifique a été indignée et deux scientifiques ont même refusés leur prix Nobel pour protester.


Le récepteur de ce prix Nobel est probablement une des personnes qui est le plus responsable de la façon dont le monde existe aujourd’hui.


Est-ce que tu peux deviner quelle est l’invention qui lui a permis de recevoir le prix Nobel ?


Et pourquoi la communauté scientifique a été si choquée qu’on lui attribue le prix Nobel, alors que sa découverte fut cruciale ?



Aujourd'hui, je te raconte cette histoire, et comment je l’utilise avec mes élèves.




Pour vivre, les humains ont besoin de manger. Ils se nourrissent de végétaux, ou d’animaux qui ont eux-mêmes mangés des végétaux. Les humains obtiennent ainsi les éléments essentiels à leur croissance et à leur survie.


Les éléments chimiques principaux qui composent un être humain sont l’oxygène, le carbone, l’hydrogène et l’azote ; ces éléments sont donc à retrouver dans notre alimentation. Si nous considérons en particulier l’azote, cet élément provient de notre alimentation, et donc des plantes que nous cultivons. Les plantes tirent leur azote du sol, il faut donc un sol riche en azote pour fournir une alimentation nutritive. Mais si on utilise constamment le même sol pour l’agriculture, année après année, on draine le sol de son azote, et les plantes ne savent plus pousser efficacement. Une solution est d’enrichir artificiellement le sol avec de l’azote.


Historiquement, l’homme a utilisé du « guano » pour enrichir ses sols. C’est quoi le guano ? C’est une matière provenant de l’accumulation des déjections d’oiseaux et de débris de leurs cadavres. Mais il n’y a pas autant de guano sur Terre pour survenir aux besoins de l’humanité en expansion… En 1872, le Pérou a banni les exportations de guano, qui servaient alors à enrichir les sols des pays occidentaux. Il allait falloir trouver une autre source d’azote…


Pour le remplacer, les européens ont pendant quelques temps importé des des milliers de tonnes de salpêtre (ou nitrate de sodium), toujours en provenance d’Amérique du Sud. En 1895, plus d’un million de tonnes de nitrates quittaient chaque année les ports du Chili. Mais cette dépendance n’est pas des plus pratique pour l’économie européenne.


Avec la raréfaction des engrais naturels tels que le guano et le salpêtre, on prédisait qu’en quelques dizaines d’années, la population mondiale allait souffrir de famine généralisée si on ne trouvait pas un nouveau moyen d’obtenir de l’azote… Ce sont vers les chimistes que l’on s’est alors tourné, car tout le monde sait déjà à cette époque que l’azote n’est pas du tout un composé rare ; il est présent partout autour de nous ! C’est le composé principal de l’air que nous respirons (78%), mais sous une forme que les plantes ne savent pas utiliser : N2. Le diazote contient une triple liaison, une des plus fortes liaisons du monde chimique.


Comment mesurer la force d’une liaison chimique ? En déterminant la quantité d’énergie qu’il faut pour casser la liaison en question. Il y a deux processus qui y arrivent naturellement : les éclairs (qui transforment les molécules de N2 en oxydes d’azote, qui sont ensuite amenés vers la terre grâce à la pluie) et certains types de micro-organismes. Par exemple, la luzerne et le trèfle sont capable d’absorber le diazote et de le transformer, un peu miraculeusement, en ammoniac, puis en d’autres formes d’azotes assimilables par la plante.


En réalité, les racines de ces plantes contiennent des nodules dans lesquelles de micro-organismes vivent en symbiose. Ces micro-organismes, du genre Rhizobium, contiennent une enzyme, la nitrogénase, qui permet de réaliser la fixation de cet azote atmosphérique.


On ne sait malheureusement pas reproduire cela en laboratoire, il faut donc trouver autre chose…


La réaction chimique que tous les chimistes du 19e siècle essayèrent de réussir, fut la synthèse de l’ammoniac : N2 (g) + 3 H2 (g) → 2 NH3 (g).

A partir de composés simples, on obtient de l’ammoniac, un des composants azotés du guano. Malheureusement, aucune réaction ne réussissait, malgré de nombreux essais.


En 1904, Fritz Haber commence à s’intéresser à cette réaction. Il est alors marié et père d’un petit garçon. Sa femme, Clara, est une des premières femmes à avoir obtenu un doctorat en chimie. Son idée était de tenter la synthèse de l’ammoniac à haute pression, haute température et en utilisant un catalyseur (un composé permettant de diminuer l’énergie nécessaire à la réaction). Pour faire cela, il a fallu inventer de nouveaux appareils qui pouvaient supporter de telles conditions et trouver un catalyseur efficace.


Haber était une des rares personnes à l’époque à voir accès à de l’osmium, car il travaillait dans une industrie qui en utilisait pour fabriquer des ampoules. Il en a rapporté chez lui un soir de mars 1909 et a essayé de l’utiliser comme catalyseur. Il a alors réussi la première synthèse de l’ammoniac, sous 200 atmosphères et 500°C, produisant 1 mL d’ammoniac, avec un rendement de 6%.


Par la suite, ce procédé a été amélioré par Carl Bosch afin d'augmenter le rendement pour arriver jusqu’à 20%. L’Allemagne de l’époque pouvait alors produire plus d’un millier de litre d’ammoniac par jour. Quatre ans plus tard, l’industrie allemande produit 4 tonnes d’ammoniac par jour, permettant à l’agriculture de reprendre en commercialisant les engrais azotés que nous connaissons tous aujourd’hui.


La croissance démographique du siècle dernier a été possible grâce à cette invention, qui permet encore aujourd’hui de nourrir toute la population de la planète. On estime qu’environ 50% des atomes d’azote de notre corps viennent du processus Haber-Bosch de synthèse de l’ammoniac. Mais l’azote n’a pas comme seule propriété de pouvoir enrichir les sols...




Vous vous souvenez peut-être de l’explosion qui a eu lieu à Beyrouth durant l’été 2020. C’est également un composé azoté qui en est le responsable : le nitrate d’ammonium, NH4NO3.

L’industrie construite après la découverte de Haber en 1909, pour produire de l’ammoniac, a elle aussi explosé, en 1921, et ce n’est pas le seul accident dû aux composés azotés.


Mais pourquoi l’azote est-il aussi explosif ?

Lorsqu’une liaison est très difficile à casser, c’est parce qu’il faut fournir beaucoup d’énergie pour rompre ce lien. A l’inverse, lorsqu’on forme ce même lien, la même énorme quantité d’énergie est cette fois libérée. Cette propriété est utilisée dans les explosions suivantes :

- La poudre à canon

- La TNT (trinitrotoluène)

- La nitroglycérine

- Le nitrate d’ammonium


Haber a insisté auprès de ses compatriotes allemands pour adapter son processus de fabrication d’ammoniac en nitrate d’ammonium et en acide nitrique, afin de fournir des explosifs pour la première guerre mondiale. Le procédé Haber est ainsi devenu le premier fournisseur d’explosifs pour la guerre.


Par la suite, Haber fut chargé de faire aboutir les recherches sur les armes chimiques, malgré l’existence de conventions proscrivant l’utilisation de gaz asphyxiants ou d’autres armes chimiques. Haber se lança donc dans l’invention d’une nouvelle arme chimique : un gaz qui serait mortel à une basse concentration, et qui serait plus dense que l’air afin de tomber dans les tranchées ennemies : il s’agit du dichlore, qui fut testé, sous les yeux de Haber, le long de la côte belge, asphyxiants en quelques minutes les soldats franco-britanniques.


Cet événement marque le début d’une descente aux enfers pour Fritz Haber. Apprenant ses agissements, sa femme Clara se suicidera après une violente dispute à ce sujet. Haber développera par la suite le phosgène et le gaz moutarde, encore plus toxiques que le dichlore. D’autres gaz seront encore développés ensuite, sous le prétexte de développer des insecticides, comme par exemple le Zyklon A et le Zyklon B, deux substances contenant un composé odorant ou irritant servant à prévenir du danger de leur utilisation, car la molécule active était inodore et incolore.


Haber était loin de se douter de l’utilisation qui allait être faite de ce gaz à l’avenir. Au moment de la seconde guerre mondiale, 10 ans après la mort de Haber, Hitler a demandé à des chimistes d’enlever le composé odorant du Zyklon B et obtint alors une nouvelle forme de ce gaz. C’est lui qui a été utilisé lors de l’Holocauste, et qui a servi à tuer, entre autre, certains membres de la famille de Fritz Haber.




Cette histoire me permet, pour une fois, d’aborder l’histoire, la science, mais également de faire réfléchir les élèves au fait que ce n’est pas la science en elle-même qui est “bonne” ou “mauvaise” - c’est bien l’utilisation qu’on en fait.


Le prix Nobel de 1918 a donc été attribué à Fritz Haber pour sa synthèse de l’ammoniac, juste après une guerre mondiale à laquelle il avait activement participé.


C’est surtout le contexte que j’utilise pour aborder le chapitre des équilibres chimiques. Grâce à la réaction de synthèse de l’ammoniac, je vais parcourir les différentes notions à voir lors de ce chapitre, en exposant aux élèves qu’une réaction chimique n’est pas toujours complète et que cet équilibre dépend de plusieurs facteurs, tels que la pression, la température et la concentration des composés utilisés. Cela nous permettra de réfléchir aux facteurs d’influence d’une réaction chimique et d’établir le principe de Le Chatelier.


Le chapitre au complet est disponible pour tous les abonnés à la plateforme.



Source : “La fabuleuse histoire des bâtisseurs de la chimie moderne” - Paul Depovere (2e édition) - De Boeck

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