La pédagogie active, c'est faire jouer les élèves. Vraiment ?

Une idée qui semble de plus en plus présente dans l’esprit des gens lorsqu’on parle de pédagogie active, c’est qu’il faut faire jouer les élèves. Je constate que de plus en plus de collègues développent des jeux, que les élèves s’attendent à tout apprendre en jouant, et que de plus en plus de groupes d’échanges sur internet sont focalisés sur la création de ressources ludiques pour enseigner.


Je voudrais donc parler aujourd’hui de la place du jeu dans une pédagogie active. Car si les bénéfices du jeu en éducation sont certains, enseigner de manière active ne veut pas dire faire jouer les élèves tout le temps, et je pense qu’il est grand temps de diffuser cette idée un maximum, que ce soit du côté des élèves, pour qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas dans une école où on joue tout le temps, mais aussi du côté des enseignants, pour enlever cette pression de toujours devoir créer des ressources ludiques pour “satisfaire” leurs élèves.

La pédagogie active peut utiliser le jeu pour enseigner une matière spécifique, mais elle l’utilise en fait surtout pour provoquer la rencontre entre les élèves, pour favoriser les interactions et pour développer la coopération. Le but premier du jeu n’est donc pas ici d’apprendre une matière de ton programme de cours, mais plutôt de développer des compétences sociales. L’utilisation du jeu pour apprendre une matière scolaire est en réalité un détournement du concept de “jeu”.


Ce n’est donc pas parce qu’on veut enseigner en pédagogie active que toutes nos séances doivent s’articuler autour du jeu. Le jeu, c’est simplement un outil parmi d’autres, que l’on peut utiliser de temps en temps. Après tout, les élèves sont également à l’école pour apprendre à travailler et à se concentrer sur une tâche qui n’est pas toujours ludique. Et si toutes les heures de cours deviennent du jeu, alors l’école perd une de ses fonctions principales qui est de préparer l’élève à sa vie future, où tout ne sera pas toujours un jeu.

Il y a d’autres méthodes actives qui permettent à l’élève d’apprendre, et ces méthodes devraient aussi être utilisées par les enseignants. On sait bien qu’utiliser une seule et même méthode d’enseignement n’est pas bénéfique pour les élèves ; quelque chose qui peut être vu comme une “nouvelle” méthode au début, si elle est généralisée à l’ensemble des heures de cours, finira toujours par être ennuyeuse. Pour qu'un élève soit actif, il faudrait au contraire varier les méthodes d’apprentissage régulièrement.


De la même façon que certains élèves n’arrivent pas à se concentrer longtemps sur un travail individuel, certains élèves ne vont pas apprécier que tous les apprentissages passent par le jeu. Chaque élève a ses préférences et, même si cela peut sembler étonnant, certains ne vont pas préférer passer par le jeu pour apprendre certaines choses.


Par exemple, tu peux utiliser un jeu durant une heure de cours, puis faire une séance théorique plus classique quelques minutes, pour ensuite les mettre au travail en autonomie sur des exercices et terminer par un quiz de révision. C’est dans le changement de modalité qu’on peut arriver à maintenir tous les élèves actifs. Et oui, tu m’as bien entendue : j’enseigne dans une école à pédagogie active, mais certains moments de mes cours sont très traditionnels, et j'y explique de la matière à mes élèves de manière frontale.


Le jeu permet aussi aux élèves d’être confrontés à de la compétition saine ; si les pédagogies actives voudraient éliminer la compétition du système scolaire, sous forme de comparaison entre élèves, en classant les élèves en fonction des points obtenus lors des évaluations, la compétition n’est pas à proscrire au sein des activités ludiques. Apprendre à perdre, à échouer, à rater, c’est un apprentissage qui reste très important, et par lequel tout élève devrait passer, sans qu’il n’y ait de conséquence. Un “bon élève” qui ne rate aucune évaluation devrait aussi être confronté à l’échec, et le fait de perdre un jeu peut avoir ce rôle pour lui.


Et si j’en reviens à certaines fondations de la pédagogie active, comme par exemple la pédagogie Freinet, je peux te lire une citation de Célestin Freinet qui laisse à réfléchir :

Nous ne saurions nous élever contre le jeu, besoin organique des enfants, mais nous pensons que se résoudre à employer le jeu à l’école comme procédé pédagogique d’acquisition, c’est tout simplement affirmer qu’on n’a pas su donner au travail joyeux et voulu la place qu’il mérite. Lorsque le travail est non plus une obligation servile, mais une libération, il cesse d’être une fatigue psychique, et il est monstrueux de le vouloir remplacer par un jeu.


Ce que je comprends de cette citation, c’est que l’utilisation du jeu dans un contexte pédagogique, dans le but de faire apprendre un savoir particulier, c’est en réalité, selon Freinet, un aveu de faiblesse. On n’arrive pas à rendre le travail en classe suffisamment attractif pour l’élève, et on est donc obligé de se résoudre à utiliser le jeu pour intéresser les élèves.


Ces dernières décennies, nous aurions donc détourné, perverti le jeu pour en faire un instrument méthodologique, en le dénaturant de ce qu’il était au départ : un besoin fondamental de l’être humain, qui lui permet de créer librement, de prendre du plaisir, d’entrer en relation avec l’autre et avec soi, et bien d’autres choses encore, qui ne sont pas permises lors des “jeux pédagogiques” que l’on développe actuellement dans les écoles.


Pour préparer cet épisode, j’ai longuement recherché des articles scientifiques sur les avantages et les inconvénients de l’utilisation des jeux dans les apprentissages. J’ai très facilement trouvé plein d’articles qui louent les bénéfices de l’utilisation du jeu sur les apprentissages des élèves, quel que soit l’âge de l’élève ou la matière enseignée.


Par contre, j’ai eu beaucoup de difficultés à trouver des études sur les inconvénients de l’utilisation des jeux. Est-ce que cela veut dire qu’il n’y en a pas ? Non, pas du tout. Mais cela veut dire que la société actuelle pousse à réaliser des études qui encensent la place du jeu dans les apprentissages. Il y a plein d’articles qui sont rédigés dans des revues ou publiés sur des sites à visée commerciale; de plus en plus d’entreprises développent des “jeux pédagogiques” ou des plateformes numériques gamifiées, et ces entreprises veulent avant tout vendre leur produit.


De la même façon, on demande de plus en plus aux jeunes enseignants, dans leur formation initiale, de créer des ressources qui soient plus engageantes, plus ludiques. Tout cela semble très “à la mode” de nos jours.


Je ne sais pas si on pourra démontrer un jour que le jeu est réellement bénéfique pour les apprentissages des élèves, sans que cela ne crée d’autres problèmes. Je ne dis pas non plus que le jeu n’a pas sa place en classe. Mais j’ai envie de t’inviter aujourd’hui à réfléchir à ce que toi tu en penses, et pas à ce que la société voudrait que tu fasses.


Est-ce que faire jouer tes élèves à chacun de tes cours te semble bénéfique, que ce soit pour l’apprentissage de ta matière aujourd’hui, mais aussi lors des années suivantes ?


Est-ce que préparer des activités ludiques te semble faisable avec le temps qui est à ta disposition ? Est-ce que tu te sens armée pour créer des activités ludiques qui permettent réellement un apprentissage, ou bien est-ce que tu le fais simplement parce que tes collègues font jouer leurs élèves ?


Est-ce qu’utiliser ces activités en classe te permet de voir autant de matière que si tu ne les utilises pas ? Est-ce que, si tu vois plus ou moins de matière, celle-ci est mieux maîtrisée par tes élèves sur le long terme ?


Est-ce que les élèves sont encore capables de travailler sérieusement en dehors de ces séances de jeux, et de rester concentrés longtemps sur une tâche de réflexion compliquée ? Est-ce qu’ils ont encore la rigueur nécessaire pour résoudre des exercices longs et difficiles ?


Bref.


Si je veux résumer ce que j’aimerais te faire passer comme message à travers cet épisode, c’est que le jeu, c’est super chouette, et c’est indispensable pour tout être humain. Tu peux l’utiliser en classe, de temps en temps. Mais il sera principalement là pour apprendre des compétences sociales à tes élèves, et pas des savoirs de ta discipline. Il ne faut pas te mettre de pression à devoir jouer souvent avec tes élèves, surtout si tu veux faire de la pédagogie active qui, en réalité, ne prône pas du tout l’utilisation du jeu pour apprendre des matières scolaires. Si tu veux utiliser un jeu pédagogique, alors n’oublie pas de ne pas faire que ça, et de consacrer un temps après chaque jeu à une phase de debriefing ou d’enseignement explicite car, pour apprendre quelque chose d’un jeu, il est nécessaire d’en sortir et d’avoir une phase de réflexion.


Ressources pour aller plus loin :

- Article "Trop de jeux dans les apprentissages"

- https://ligue-enseignement.be/education-enseignement/articles/dossier/jouer-cest-serieux-interet-du-jeu-en-pedagogie-depasser

- https://portaileduc.net/website/la-pedagogie-du-jeu-2/

- Le livre “Apprendre en jouant”, M. Romero & E. Sanchez

- Le jeu de carte “La pédagogie active : de fausses idées à déconstruire”

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