On nous empêche de faire notre métier

Quand j’ai lancé ce site, je voulais partager des choses positives et ne pas rentrer dans la spirale de plainte que je vois beaucoup sur les réseaux sociaux. Les profs se plaignent des élèves, les profs se plaignent de leur métier et n’attendent qu’une chose : les vacances. Je voulais donc partager des choses positives.


Mais en vrai, je suis une grande râleuse dans ma vie quotidienne. J’ai l’art de pointer les trucs négatifs dans mon école, plutôt que les points positifs. Je voulais donc que tu saches que tu n’es pas seule à te plaindre de ce boulot et je voulais parler un peu de toutes ces choses qu’on met dans nos pattes pour nous empêcher de faire notre métier : enseigner.


Donc si tu ne veux pas entendre de plainte ou de râlerie, je t’invite à en rester là et à changer de page.


Aujourd’hui, je vais me plaindre. Je vais parler de ma réalité ou de la réalité de collègues, dans une école secondaire en Belgique. Peut-être que ça raisonne en toi et que tu te sentiras moins coupable de râler aussi, peut-être que tu culpabiliseras moins d’entendre que tout n’est pas parfait ailleurs, ou peut-être que tu diras que franchement, je n’ai pas à me plaindre car toi, tu as des conditions bien pires que ça ! Mais je vais dire tout haut ce que je pense souvent tout bas, et peut-être ce que tu penses tout bas toi aussi. Quoi qu’il en soit, te voilà prévenue : si tu continues, ce n’est pas du positif ou des conseils que tu vas entendre aujourd’hui !



Tu es toujours là ?


Alors, c’est parti !



J’ai choisi de devenir prof, car j’aime transmettre. J’aime enseigner. Pour moi, c’était donc ça la mission première d’un prof : préparer ses cours et être en classe, à enseigner des choses, des sciences, à mes élèves.


Mais quand on arrive dans le vrai monde de l’enseignement, il y a des millions de choses que l’on découvre et qui nous empêchent de faire notre travail. Rien ne m’avait préparée à tout ça durant mon agrégation (qui, soit dit en passant, ne m’a pas vraiment appris grand chose d’utile sur ce que c’est qu’être prof - mais c’est une autre histoire).


Lors de ma première année, ma première surprise a été le niveau des élèves ; j’ai naïvement voulu reproduire le niveau d’attente que j’avais eu lorsque j’étais moi-même élève. Mais j’ai rapidement dû me rendre à l’évidence : c’était tout bonnement impossible. Le niveau de connaissances des élèves en mathématiques est abyssal, et comment faire des sciences dans le secondaire supérieur sans comprendre les maths ? Me voilà devenue prof de maths durant mes heures de sciences, à devoir jouer l’équilibriste entre les élèves qui ne comprennent pas le concept même d’une formule, et les élèves qui s’ennuient à mourir car eux ont un niveau scolaire tout à fait normal, mais qu’on ne peut pas aller à leur rythme, sinon on perd plus de la moitié de la classe.


À la fin de l’année, j’étais persuadée qu’on allait arrêter tous ces élèves. Si un élève ne réussit pas dans plusieurs matières, il ne passe pas dans l’année suivante, non ? Et bien là, encore quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que certains élèves peuvent allègrement passer d’une année à l’autre sans jamais réussir leur cours de maths (exemple pris totalement au hasard). “Mais enfin, on ne va quand même pas arrêter un élève juste parce qu’il n’est pas bon en maths?” Ok, mais alors on met quoi en place pour qu’il arrive à suivre l’année suivante ?


Attention, l’arme ultime de l’enseignement arrive alors : on va mettre en place des soutiens ! On va faire de la différenciation ! Et voilà les profs de maths encore plus chargés de travail - à eux de se démerder pour différencier leurs cours et gérer un écart de niveau de plus en plus grand. Mais le ministère a dit qu’il fallait le faire, donc faisons-le. Même si ça met encore plus de charge de travail sur des profs qui sont déjà épuisés, et qui sont rares à trouver. La pénurie des profs de maths, on en entend parler depuis des années. Mais il ne faudrait quand même pas essayer de mettre des choses en place pour les ménager, hein.


Durant les 5 dernières années, j’ai vu passer 18 profs différents pour occuper les 7 postes de profs de maths disponibles dans mon école, et 13 profs différents pour occuper les 3 postes de profs de sciences dans le supérieur (si je n'oublie personne). Mais tout va bien.


Certains profs sont là depuis longtemps, et bien sûr, ce sont à ces profs-là qu’on demande de former les nouveaux arrivants. Ce qui est en soi normal, sauf quand il faut répéter cette formation chaque année, fois plusieurs fois par an, quand des remplaçants arrivent. Encore une façon d’épuiser les profs.


Le ministère de l’éducation de Belgique a aussi trouvé un autre truc génial pour occuper ses profs : le plan de pilotage. Les écoles n’étant pas assez autonomes pour se réguler elles-mêmes, on va leur imposer de se définir des objectifs, de définir des critères précis et mesurables pour voir si elles vont atteindre ces objectifs, tout ça en remplissant plein de paperasseries administratives. Parce qu’on sait bien qu’on est devenu prof car on adore l’administratif.


Je dois donc maintenant mettre en place des choses dans mes classes, car elles ont été votées par l’ensemble de l’équipe éducative de mon école, sans forcément réaliser ce que ça impliquait réellement. Car ces votes si importants, qui vont guider notre école pour les années à venir, ont lieu lors de réunions où nous sommes tous fatigués et où personne n’a envie d’être là, puisqu’elles ont lieu au moment le plus opportun : le vendredi en fin d’après-midi, ou à la toute fin de l’année scolaire, au début du mois de juillet, lorsqu’on est tous épuisés et qu’on n’a qu’une seule envie : rentrer chez nous. Donc on vote sans écouter, sans prendre le temps de questionner et de comprendre qu’on se met des bâtons dans les roues, et pas seulement pour soi-même, mais pour tous les collègues.


Donc je me retrouve à devoir dire “oui oui” quand on me demande de mettre des choses en place pour respecter le plan de pilotage de l’école, alors que je sais pertinemment que je ne le ferai jamais dans mes classes. Mais après, qu’est-ce que je risque à faire ça ?


L’enseignement belge a mis en place un système sournois de nomination, et donc de compétition entre collègues. Mais comme je suis nommée, je suis pratiquement indéboulonnable. En plus, dans une matière où il n’est pas si simple de trouver des profs compétents, tant que je fais bien mon job, que risque-t-il de m’arriver ? Car c’est bien ça la question que je dois me poser : si je dis “non” à une demande, suis-je prête à en assumer les conséquences ? Est-ce que je préfère faire ce qu’on me demande, ou est-ce que je préfère ignorer la demande ? Car on a toujours le choix, quoi qu’on nous dise.


Revenons un peu dans les classes. Quelque chose dont je ne me plaindrai pas, c’est que j’ai toute la liberté du monde de mener mes cours comme je l’entends. Je teste des nouvelles choses, j’expérimente, et j’ai l’impression que j’arrive de mieux en mieux à voir le programme et à amener mes élèves vers la réussite. Enfin ça, c’est quand on me laisse donner mes cours.


Chaque été, je prends le temps de compter le nombre de séances de cours dont je dispose avec chaque classe. En enlevant dès le départ tous les cours qui tombent à cause des congés, des examens, des révisions, des conseils de classe, des voyages scolaires et des activités spécifiques de l’école, comme cette semaine décloisonnée où les élèves n’ont pas cours, mais où les profs doivent se transformer en animateurs pendant une semaine et inventer une semaine de contenu sur un tout autre thème. Bref, en faisant cet exercice, il me reste en général 25 cours avec une classe que je vois une fois par semaine. Quand j’ai de la chance. Mais c’est sans compter tout ce qui va s’ajouter durant l’année scolaire : les visites médicales, les intervenants extérieurs obligatoires (je veux par exemple parler d’EVRAS) et bien sûr les sorties organisées par les collègues.


Dans notre école, l’excursion, c’est sacré. C’est à la base de l’apprentissage. Et je comprends tout à fait : aller sur le terrain, sortir de l’école, ça permet de réaliser un apprentissage beaucoup plus concret sur plein de points. J’organise moi-même souvent des excursions avec mes élèves, principalement pour aller dans des laboratoires ou lors du Printemps des Sciences, qui a lieu lors d’une semaine fixe chaque année, en mars en général. Mais je fais toujours tout ce que je peux pour que la sortie se déroule pendant mes heures de cours avec ces élèves-là. Je refuse de perdre des heures de cours avec des élèves pour aller en sortie avec d’autres élèves, car en plus de perdre des heures de cours, je vais devoir compter sur des collègues pour me remplacer durant mon absence.


Et donc dans l’autre sens, je m’attends à ce que ça soit la même chose quand des collègues partent en excursion. Et qu'il y ait un système qui soit mis en place pour qu’on préserve un minimum nos heures de cours. L’année passée, j’ai comptabilisé le nombre de semaines de cours perdues avec mes élèves de 4e année, en comparant avec l’année précédente : j’ai eu l’équivalent de 7 semaines de cours en moins l’année passée que l’année précédente. 7 semaines. Avec des élèves que je vois 3 périodes par semaine. Je vous pose alors la question : comment suis-je censée voir le même programme de cours avec 7 semaines en moins pour le donner ? La faute ne revient évidemment pas à l’un ou l’autre collègue en particulier, mais au système mis en place qui ne prend pas en compte cela. Ce n’est quand même pas si compliqué de comptabiliser un peu quels jours “tombent” chaque année, et de s’arranger pour répartir les différentes activités pour que chacun soit impacté de façon similaire !


Petit exemple tout juste vécu : entre Noël et Carnaval, je n’ai vu mes élèves de rhéto que 2 fois. Oui oui, tu as bien entendu : je n’ai pu leur donner cours de chimie que 2 fois. Comment est-ce que je peux espérer leur apprendre des choses en les voyant 2 fois en 2 mois ? Et le truc rigolo là-dedans, c’est que c’est la période où on est censé organiser les journées portes ouvertes de l’école avec nos élèves. On s’attend à ce qu’on prenne du temps de cours pour faire ça. Tu t’imagines bien que je vais pas perdre mon temps à faire ça - oh mais en fait, je n’aurais même pas pu, puisque je n’ai pas eu mes élèves en groupe complet entre le retour des vacances et la date des journées portes ouvertes ! On va dire que le point positif, c’est que ça m’apprendra peut-être un jour à lâcher prise ! Mais pour le moment, ça me met juste en colère.


Le fait de ne pas avoir toutes nos heures de cours avec nos élèves, et en plus de devoir jongler avec des élèves qui sont en échec dans notre matière, ou une matière indispensable pour comprendre notre matière (je parle des maths pour moi qui enseigne les sciences), c’est qu'il est pratiquement impossible de boucler le programme. Depuis que j’enseigne, il y a un chapitre que je n’ai JAMAIS réussi à donner à mes élèves. Et chaque année, je dois faire des choix sur la matière que je vais leur donner, et ce qui va passer à la trappe.


Le fait de faire croire aux nouveaux profs qu’il est tout à fait réaliste de voir le programme ne fait qu’ajouter une couche supplémentaire à la charge mentale et au stress qu’on a déjà quand on se lance dans le métier. Quand on se retrouve face à des élèves qui ont des lacunes depuis des années, et qu’on n’a même pas 25 séances de cours avec eux sur l’année, c’est mission impossible. Et du coup, ça se répercute sur l’année d’après. Les élèves arrivent en 4e sans avoir vu toute la matière du programme de 3e. Ou ils arrivent en 5e, en option sciences, en n’ayant pas eu de prof de sciences pendant la moitié de leur 4e année. Encore un super moyen de creuser les inégalités entre élèves. Et je fais quoi moi ? Je redonne le cours de 4e aux élèves qui n’ont pas eu de prof, alors que ceux qui avaient un prof ont déjà vu la matière ? Je donne du travail supplémentaire à ces élèves qui n’y sont pour rien et qui vont se remettre à niveau tout seuls chez eux ? Ce qui est sûr, c’est que je sors du cours et que je suis bien contente de pouvoir retrouver des collègues avec lesquels je peux exprimer tout ça en salle des profs, car ce système qui ne fonctionne pas, on le subit tous, tous les jours. Et malheureusement, les élèves aussi. Et certains font du mieux qu’ils peuvent pour apprendre malgré tout ça. Car ils veulent réaliser de grandes études, avec des examens d’entrées pour lesquels on doit les former.


Mais ça, c’est sans compter certains autres élèves. Enfin, plutôt certains parents d’élèves. Qui ont tellement couvé leurs enfants qu’ils se prennent pour des rois. Tout leur est dû. Ils ne tiennent pas en place en classe. Ils n’ont plus de respect pour l’école, l’enseignant, ou même les autres élèves. Ou bien ils sont très respectueux, mais on doit les traiter de façon “aménagée”. Combien tu en as, dans tes classes, des élèves qui ont des aménagements raisonnables ? Encore une autre imposition venue de plus haut. On va mettre des étiquettes sur certains élèves, et s’ils ont telle étiquette, il faut faire comme ça avec lui, mais s’ils ont telle autre étiquette, alors il faut faire plutôt comme ceci. Tu te souviens que j’ai déjà parlé du fait de mettre des étiquettes aux élèves, quand on a parlé des facteurs qui influencent l’apprentissage ? Et bien si tu ne t’en souviens pas, je te rappelle qu’un facteur qui a un très grand impact positif sur les apprentissages, c’est de ne PAS mettre d’étiquettes sur les élèves.


Alors je ne suis pas en train de dire que tous les aménagements raisonnables sont mauvais. Mais je constate que certains élèves, et certains parents, se reposent entièrement là-dessus pour alléger la charge de travail de leur enfant. Et que les profs doivent se mettre à faire des cours à la carte, quand parfois la moitié des élèves d’une classe est affublée d’une liste d’aménagements raisonnables. Je rigole encore en entendant que ce stagiaire, futur prof, se défend de pouvoir faire des fautes d’orthographe car il est dyslexique, et que donc il a des aménagements raisonnables. Est-ce que quelqu’un voudrait d’un prof qui fait autant de fautes d’orthographe sans même chercher à se corriger ? Est-ce que tu voudrais d’un médecin qui a droit à un tiers-temps supplémentaire pour réussir ton opération ? C’est l’accumulation de trop d’élèves avec aménagements, et l’abus de certains élèves qui me fait arriver là, car j’observe aussi que beaucoup d’élèves s’adaptent parfaitement bien au système scolaire avec quelques aménagements. Mais ces aménagements ne devraient pas venir empiéter sur la charge mentale des profs.


Et puis entre ces cours, on doit se battre avec la photocopieuse, aller surveiller les élèves durant la récréation entre deux heures de cours, ou bien sur notre temps de midi, qui est parfois notre seule vraie pause de la journée. On doit aller remplacer nos collègues absents, parfois pour de très bonnes raisons, et parfois car ils ont décidé d’aller au cinéma avec tes élèves, et donc qu’en plus de perdre des heures de cours, tu te retrouves à devoir faire de la garderie avec 25 petits monstres que tu ne connais pas, et qui n’ont

pas de travail à faire.



Voilà, c’était mon coup de gueule.


Il y a sûrement plein d’autres choses pires ailleurs, mais régulièrement il y a la goutte d’eau qui fait déborder le vase, et tout ça a besoin de sortir. D’habitude, je le fais auprès d’un ou deux collègues, après une journée de cours. Parce que c’est aussi à ça que ça sert, la salle des profs. À se décharger de temps en temps. Même si certains autres collègues vont te juger d’oser dire ces horreurs-là. On ne vit pas tous la même réalité, même si on fait le même métier. J’espère donc que toi aussi, tu as ce super collègue auprès duquel tu peux dire tout ça, sans te sentir jugée.


Et une fois que tout ça est sorti, on pèse le pour et le contre. Est-ce que tout ce négatif est finalement contrebalancé par tous les positifs qu’on trouve à ce métier fabuleux ? Si ta réponse est oui, alors c’est super. On dort là-dessus, on se recharge, et on revient motivé le lendemain pour continuer. Si ta réponse est non, alors peut-être qu’il faut te questionner un peu plus, pour savoir si tu es vraiment épanouie dans ce métier et si tu veux y rester.


De mon côté, après avoir mis toutes ces râleries sur le papier, je m’en retourne à la préparation d’un article un peu plus positif et constructif !

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